• il y a 6 mois
On connait leur visage, leur analyse, leur voix, mais les connait-on vraiment ? Quel a été leur parcours, leur formation, quelles épreuves ont-ils du dépasser pour exercer leur magistère ? Quelles sont leurs sources d'inspiration, leur jardin secret ? Une fois par semaine, Rebecca Fitoussi reçoit sur son plateau des personnalités pour un échange approfondi, explorer leur monde et mieux apprécier le regard qu'ils et qu'elles portent sur notre société. Ils, elles, sont artistes, scientifiques, historiens, universitaires, chefs de restaurants, associatifs, photographes, ou encore politiques.

Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production : 2023

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00:00Générique
00:02...
00:21Notre invité fait partie de ces gens
00:24qui sont des experts mondialement reconnus,
00:27des pointures dans leur domaine, mais qui n'en tirent aucune gloire,
00:31qui ne s'en rendent même pas vraiment compte.
00:33Ces contributions encyclopédiques à l'histoire des ouvriers,
00:35à celle du système carcéral et bien sûr à celle des femmes
00:39sont absolument majeures, centrales.
00:41Elles ont probablement changé notre destin à tous,
00:44et pas seulement à toutes.
00:46Pourtant, quand vous l'écoutez,
00:47elles parlent très humblement et très modestement
00:50de son travail d'historienne, de ses recherches,
00:53de la rigueur que cela demande, du doute, du questionnement.
00:56C'est d'ailleurs par une question qui paraît incroyable aujourd'hui
00:59qu'elle a provoqué une révolution à l'université.
01:01Elle a lancé un cours qui avait pour titre
01:04« Les femmes ont-elles une histoire ? »
01:06Vous avez bien entendu, oui, les femmes ont-elles une histoire ?
01:09Voilà le genre de questions qu'elle a été obligée de poser,
01:11alors qu'elle en connaissait évidemment la réponse,
01:14pour simplement commencer à faire exister les femmes
01:16dans le monde très masculin des historiens.
01:19Où en est-on 50 ans plus tard ?
01:21Les femmes ont-elles gagné la bataille ?
01:23Quel cours magistral sur les femmes serait-il utile
01:25de créer aujourd'hui à l'université ?
01:28Posons-lui toutes ces questions.
01:29Bienvenue dans Un monde à regard et bienvenue à vous, Michel Perrault.
01:32Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation ici au Sénat,
01:35historienne, professeure émérite des universités.
01:38Si vous deviez créer un cours à la fac aujourd'hui,
01:41comment vous l'intituleriez ? Comment il s'appellerait, ce cours ?
01:45Est-ce qu'il aurait un rapport avec la révolution féministe de MeToo ?
01:49Les femmes ont une histoire.
01:50Ce serait une affirmation, donc, et plus vraiment une question.
01:53Je supprimerais peut-être le point d'interrogation,
01:57parce que maintenant, je crois qu'on a des réponses à cette question.
02:01Mais enfin, bon, voilà.
02:03Je raconterais comment est née l'histoire des femmes,
02:08qui est née un peu des questions du temps, on va peut-être en reparler,
02:13voire surtout depuis 50 ans.
02:19C'était les années 70.
02:22Un champ s'est créé, qui existe maintenant,
02:26et je voudrais rendre hommage à toutes celles et tous ceux
02:31qui ont fait des travaux dans ce domaine.
02:32Je parlais de la révolution MeToo.
02:34C'est réellement un tournant pour vous, la féministe que vous êtes ?
02:38MeToo est un événement, un événement important.
02:42Comme disait François Héritier, la honte a changé de camp.
02:47Mais j'aurais tendance à le mettre, à le situer, cet événement,
02:51dans une continuité, pour moi, mais c'est peut-être un peu partial,
02:57c'est peut-être parce que je l'ai vécu aussi.
03:00Les années 70, l'interruption volontaire de grossesse,
03:05révolution copernicienne, comme disait Geneviève Fresse.
03:10Ça, ça me paraît très important pour la maîtrise du corps,
03:14pour la séparation entre procréation, sexualité,
03:19qui était vraiment un champ considérable qui s'ouvre.
03:22Je pense que MeToo déplace la frontière.
03:26C'est l'intimité, c'est le droit aux femmes, véritablement,
03:30de disposer de leur intimité, si je veux.
03:34Avant, c'était un enfant, si je veux, quand je veux, comme je veux.
03:40Maintenant, c'est l'amour, la sexualité, si je veux,
03:44quand je veux, comme je veux. Il y a une continuité.
03:46A propos des féministes d'aujourd'hui,
03:49je les trouve très bien, actives, j'admire ce qu'elles font.
03:52Elles vont plus loin que ma génération.
03:54En quoi vont-elles plus loin, précisément ?
03:57Et est-ce qu'elles vont trop loin, parfois ?
03:59On parle d'un féminisme anti-homme.
04:02Peut-être. Tout est possible, en effet.
04:05Mais je trouve qu'elles vont plus loin,
04:09elles osent davantage,
04:12dans leurs paroles, dans leurs actes.
04:14Vous savez, dans ma génération, par exemple,
04:17vis-à-vis de la sexualité,
04:18il y avait des mots qu'on ne disait pas.
04:21Pensez, prononcez le mot, clitoris,
04:24qui paraît quand même élémentaire, tout simple, tout simple.
04:28On n'osait pas, voilà.
04:30Si on avait ses règles,
04:33surtout, ne pas en parler, ne pas le montrer.
04:37Voilà, il y avait toujours un petit peu l'idée de se cacher.
04:42C'était de l'ordre du tabou ou de la pudeur ?
04:45C'était une pudeur, sans doute,
04:48mais qui s'enracinait dans des tabous.
04:51Et je pense que les jeunes féministes d'aujourd'hui,
04:53elles ont balayé un certain nombre de choses,
04:57et je trouve qu'elles m'ont rendue simple
05:01des choses qui étaient compliquées.
05:04Et je leur en sais beaucoup de gré.
05:07Alors qu'elles aillent trop loin, de temps en temps, peut-être,
05:10mais nous aussi, par moments,
05:12on a été considérés comme allant trop loin, à certains moments.
05:16Donc je crois qu'il faut être calme.
05:19En tout cas, ce qui est important,
05:22c'est d'entendre l'autre
05:24et de penser que quand quelque chose se dit,
05:28c'est qu'il y a un problème.
05:30On parle beaucoup, en ce moment,
05:33de la pensée woke, le wokisme,
05:37ça fait quelquefois hurler un certain nombre...
05:40Non, il faut d'abord se demander pourquoi ça existe,
05:45qu'est-ce qui se dit exactement,
05:47et puis après, on prend ses distances,
05:49on prend sa position, voilà.
05:52Justement, depuis le 7 octobre 2023
05:55et le massacre du Hamas en Israël,
05:57le féminisme vit des secousses très fortes,
05:59peut-être même un tournant, il y a eu une scission
06:01des féministes accusant d'autres de ne pas avoir défendu
06:05les Israéliennes qui ont été violées par les terroristes du Hamas.
06:09La Journée internationale des droits des femmes
06:12a été le théâtre d'insultes et même d'exfiltration
06:15de certaines féministes juives.
06:17Comment avez-vous observé ça ?
06:19Est-ce que vous y avez vu un tournant dans le féminisme,
06:21des divisions inédites ?
06:24Tournant, non.
06:25Chaos, oui.
06:27Ça, je voudrais être très clair là-dessus.
06:30Il fallait protester.
06:32Je trouve que les féministes n'ont pas assez protesté
06:35contre les attentats du Hamas.
06:38Ça, ça me paraît vraiment clair.
06:41Et de ce point de vue-là,
06:43je me situe très clairement.
06:46Je pense, un, l'État d'Israël, c'est un droit absolu.
06:52La politique de Netanyahou, c'est autre chose.
06:56L'attentat du Hamas de octobre, c'est une catastrophe.
07:02Et il fallait se mobiliser pour protester contre ça.
07:05Et c'est vrai qu'il y a certaines féministes
07:07qui ne l'ont pas fait.
07:08Je ne suis pas solidaire de cela.
07:11Maintenant, qu'il y ait, sur le Hamas,
07:14des excès de l'État d'Israël et de Netanyahou, oui.
07:20On ne peut pas accepter
07:24que des milliers de gens soient bombardés tous les jours
07:29en disant que tous les Palestiniens sont du Hamas.
07:32Non, non.
07:34Voilà.
07:35Pour moi, c'est assez clair.
07:38Dans le temps des féminismes, votre livre,
07:40vous écrivez que le combat féministe est très divers
07:42et peut-être plus compliqué qu'il y a 30 ou 40 ans.
07:45Les femmes qui viennent d'une autre culture,
07:47nées en France pour la plupart,
07:48apportent un regard différent sur le corps, la religion.
07:52L'histoire de l'immigration féminine est mal connue.
07:55Est-ce que cela signifie que le féminisme
07:57n'est pas forcément universel, qu'il est extrêmement divers ?
08:00Et donc, peut-être que cela met en danger le féminisme
08:02d'avoir tous des points de vue différents selon nos cultures ?
08:06L'universalité est un objectif.
08:09Un objectif toujours à reconstruire.
08:12C'est devant nous.
08:14Pour moi, ça demeure un objectif fondamental.
08:18L'universalité, je pense que c'est très important.
08:21Maintenant, il faut être réaliste.
08:23Quand on fait une analyse, surtout historique,
08:26on voit bien qu'il y a une grande diversité de cultures,
08:30que les femmes ne pensent pas la même chose,
08:34ni dans notre société, ni, bien entendu,
08:38si on prend en compte les sociétés dans le monde entier.
08:41Donc, c'est très important de le savoir, d'être à l'écoute.
08:46Quand une femme porte un voile, moi, je suis contre.
08:50Je pense que le voile est un marqueur religieux que je réprouve.
08:56Mais je ne condamne pas celle qu'il porte.
08:59Je me dis pourquoi le porte-t-elle.
09:01Elles ont peut-être des raisons, elles.
09:04Et j'ai envie de les entendre, de savoir pourquoi.
09:08Donc, à la fois cet objectif d'universalité
09:12et cet écoute aux diversités.
09:14Je crois qu'il faut absolument ne pas s'enfermer
09:17dans un petit milieu qui serait, en ce qui me concerne,
09:21un milieu privilégié.
09:22Je me sens tout à fait privilégiée.
09:25Et étant, ayant conscience de ces privilèges,
09:28je veux entendre ceux qu'ils ne le sont pas
09:32et qui ne partagent pas mes privilèges et mes pensées.
09:36Votre culture, bien sûr.
09:38Et ma culture.
09:39Vous parlez de résurgences masculinistes inquiétantes,
09:42notamment aux Etats-Unis, parmi les trumpistes,
09:45et en France.
09:46Voyez-vous des résurgences masculinistes inquiétantes ?
09:50J'ai tendance à ne pas les voir,
09:52parce que je suis dans un milieu privilégié
09:55avec des hommes très égalitaires.
09:57J'ai d'ailleurs, dans ma vie,
09:59rencontré des hommes très égalitaires,
10:02avec lesquels je n'avais pas de problème,
10:04ni mon père, ni mon compagnon, etc.
10:07Bon, voilà.
10:08Mais je prends conscience, aujourd'hui,
10:12que même en France,
10:14il y a des résurgences masculinistes.
10:17Je les analyse.
10:19Je pense que ce n'est pas si simple d'être un homme, aujourd'hui.
10:23Ça n'a jamais été facile d'être une femme.
10:26Ça a été plus facile d'être un homme
10:28parce qu'il y avait une position dominante.
10:31Pendant très longtemps.
10:32Mais aujourd'hui, un jeune homme d'aujourd'hui
10:36peut, en effet, se dire,
10:37mais qu'est-ce qu'elles disent ?
10:39Où est-ce que je suis ? Qu'est-ce que je fais ?
10:43Certains se posent les questions,
10:45d'autres adhèrent à un virilisme, si vous voulez.
10:50La compétition, la domination,
10:53le pouvoir, l'argent, etc.
10:56Et c'est vrai que ça nourrit des positions masculinistes
11:00qui risquent d'ailleurs de s'imposer dans toute la société.
11:04Là, on le voit aux Etats-Unis avec Trump.
11:07Mais en France, quand même, beaucoup moins.
11:10Emmanuel Macron a fait entrer une liberté garantie
11:13pour les femmes de recourir à l'IVG dans la Constitution,
11:16ce que vous avez vous-même salué comme une avancée majeure.
11:20Dans le même temps, le président a aussi appelé
11:23au réarmement démographique,
11:25qui a choqué pas mal de personnes et pas que des féministes,
11:28dans un certain étonnement, ce qui a été aussi votre sentiment.
11:32Vous avez parlé d'étonnement.
11:34Vous dites que les hommes décident des naissances,
11:37c'est un sujet politique.
11:38Est-ce que vous êtes complètement rassuré
11:41pour les droits des femmes, aujourd'hui, en France et en Europe ?
11:45Non, je ne suis pas complètement rassuré
11:48parce que les acquis des femmes, les droits des femmes,
11:52sont fragiles.
11:54Ce n'est pas étonnant,
11:56car ce qu'on appelle domination masculine,
11:59il est bien entendu que c'est un système et pas telle ou telle.
12:03C'est quelque chose de très longue durée.
12:06La grande anthropologue Françoise Héritier
12:09l'avait vraiment analysée, montrée, etc.
12:12Donc, il y a un socle qui est très difficile à dissiper.
12:16Donc, ça peut toujours rejouer, d'une certaine manière.
12:21Pour revenir aux déclarations du président,
12:25bravo pour l'inscription de l'IVG dans la Constitution.
12:29Je pense qu'aujourd'hui,
12:31dans la conjoncture que nous vivons, c'est une très bonne chose.
12:34Que ce soit inscrit dans la Constitution,
12:37ça le rend tout de même beaucoup plus solide.
12:40Quant à la natalité,
12:42ça a toujours été politique, la natalité.
12:46On n'a pas le temps de faire l'histoire du natalisme,
12:49mais on verrait aisément qu'après les guerres,
12:53mettons, après la Première Guerre mondiale,
12:55après la seconde, baby boom,
12:58il faut que la France devienne plus nombreuse,
13:02qu'elle répare un petit peu les guerres,
13:06notamment pour la première.
13:08Donc, à ce moment-là, le rôle des femmes, faire des enfants...
13:13Là, les femmes doivent faire entendre leur voix.
13:16Faire des enfants, certes, beaucoup de femmes le veulent,
13:19et le désirent, mais ça demeure leur choix.
13:23Il ne faut pas que leur choix personnel
13:26soit soumis à des dictates politiques, ce n'est pas possible.
13:30Sur l'IVG dans la Constitution,
13:31certains disaient qu'il n'y avait pas d'urgence à le faire.
13:33Est-ce que l'actualité prouve qu'il y avait urgence
13:36à inscrire cette liberté d'accès à l'IVG ?
13:39Je pense que sans que nous nous en rendions compte,
13:42il y avait finalement une certaine urgence,
13:45et je me félicite véritablement que ça a été fait.
13:49Votre oeuvre sur l'histoire des femmes est monumentale.
13:51J'évoquais en introduction votre cours à l'université,
13:53mais il y a eu ensuite d'innombrables écrits.
13:55Je vais en citer quelques-uns.
13:57L'histoire des femmes en Occident, chez Plon,
13:59traduit dans le monde entier.
14:00Les femmes ou les silences de l'histoire,
14:02mon histoire des femmes, le temps des féminismes,
14:04s'engager en historienne.
14:06C'est marrant parce que vous dites
14:08que vous êtes historienne et féministe,
14:10mais pas une historienne féministe.
14:13Pourquoi cette distinction ?
14:15L'histoire est une rigueur,
14:18et j'ai appris ça.
14:19Vous savez, pendant très longtemps,
14:21au fond, je n'étais pas tellement féministe.
14:23Je l'étais parce que j'admirais beaucoup Simone de Beauvoir
14:27et que le deuxième sexe a été et demeure pour moi
14:31un grand texte féministe.
14:33Mais j'ai été élevée dans l'idée de la rigueur historique,
14:37je faisais de l'histoire économique et sociale, etc.
14:40Par conséquent, je garde ça.
14:43Et faire de l'histoire,
14:45ça n'est pas faire de l'histoire pour célébrer,
14:49pour plaindre les victimes, etc.
14:52C'est pour chercher le vrai, autant qu'on le puisse.
14:56Alors que le militantisme, l'engagement,
14:58peut venir parasiter, ça ?
14:59Oui. Être militant et s'engager, c'est important.
15:04Je pense qu'il y a des moments dans la vie
15:06où il faut s'engager.
15:08Comment ne pas penser à la résistance ?
15:10Évidemment.
15:11Ça, c'était tellement évident, ça n'a pas été, en fait.
15:15Donc, s'engager, oui.
15:17Rester lucide et ne pas nécessairement dire
15:23que j'ai raison, mon camp a raison, c'est le camp de la raison.
15:27Non, il faut demeurer lucide.
15:30Engager, lucide.
15:32C'est-à-dire s'engager en historien, en historienne,
15:37parce que l'histoire, encore une fois,
15:39c'est la quête éperdue et un peu désespérée aussi
15:43de la vérité, parce que c'est très difficile.
15:46Quand vous commencez votre carrière d'historienne,
15:48vous dites que vous n'êtes pas vraiment féministe
15:50et vous écrivez...
16:13On devient, à force de constater
16:15ces petites inégalités du quotidien ?
16:17Oui, absolument.
16:19Et l'épisode que vous racontez,
16:23enfin, qu'on ne va pas redire à nouveau,
16:25ça avait été pour moi un petit peu une prise de conscience.
16:28Puis après, j'avais effacé ça, absolument.
16:31Mon féminisme était, je pense, ancien,
16:36mais pas manifeste, tout simplement,
16:38parce que je n'ai pas eu personnellement de gros problèmes.
16:42Alors, quand on n'a pas de gros problèmes,
16:44bon, on avance, puis on y va, comme ça.
16:48Et puis, le mouvement de libération des femmes
16:50a été pour moi un moment très, très important.
16:53J'ai été engagée, solidaire, manifestante,
16:57et c'est à ce moment-là que je me suis dit,
16:59mais c'est bien joli de manifester,
17:01mais qu'est-ce que je raconte sur les femmes dans mes cours ?
17:04Rien.
17:05Et ça a été comme mon chemin de Damas, si vous voulez,
17:10un petit peu.
17:11À ce moment-là, j'ai réfléchi et je me suis dit,
17:14il faut que je fasse ça.
17:16J'ai une archive à vous proposer, Michel Perrault.
17:18Je vais la lire et la décrire pour les gens qui nous écoutent.
17:20Il s'agit d'un article du journal Le Matin de janvier 1911
17:24intitulé « Histoire navrante de la première femme
17:27reçue à l'agrégation des hommes ».
17:28Je cite un court extrait.
17:30« De plus en plus, les femmes envahissent l'université.
17:33Nous avons publié, ces jours-ci, plusieurs articles
17:35qui prouvent l'étendue de cette invasion.
17:37Et l'auteur prend l'exemple de Lyuba Bornicker,
17:40première femme reçue à l'agrégation masculine de mathématiques en 1885.
17:44Je cite toujours « une jeune fille d'origine russe
17:47qui eut l'orgueil de se présenter, dit le narrateur,
17:51au concours des hommes au lieu de se présenter au concours femmes.
17:54Et l'auteur décrit ensuite la descente aux enfers
17:56de cette jeune femme, a priori de troubles mentaux,
17:59qu'il impute implicitement à ce lourd travail
18:02qu'elle se serait infligée et il écrit
18:04« le cerveau ne fonctionna plus ».
18:06Le papier est évidemment complètement misogyne.
18:08Une femme qui osait passer l'agrégation masculine
18:11ne pouvait que finir folle, ou être folle.
18:15Que vous inspire cette archive incroyable ?
18:17Il y avait beaucoup de textes comme ça, à l'époque.
18:22Il n'y a pas marqué la date du texte exact.
18:24Il date de 1911, janvier 1911.
18:27Donc avant la première guerre.
18:30Des textes comme ça, il y en avait pas mal.
18:34L'idée de l'invasion, le mot est employé,
18:37les femmes arrivent, elles vont nous prendre nos places,
18:40elles vont changer toute manière de raisonner.
18:44« Le cerveau des femmes n'est pas fait pour ça »,
18:47c'est dit dans le texte, notamment pour les mathématiques.
18:50Alors là, il y avait une idée selon laquelle les maths,
18:53c'est vraiment le sommet de la science,
18:55qui est vrai d'ailleurs, c'est très important,
18:58et que par conséquent, les femmes ne pouvaient pas y accéder.
19:03Ça, ça a été vraiment...
19:04Et je pense qu'aujourd'hui encore,
19:07il y a des barrières mentales
19:10pour que les filles ne se sentent pas légitimes
19:14dans les sciences, dans les maths.
19:16Tout doit être ouvert pour les désirs des gens.
19:19Les désirs des garçons et des filles,
19:22il ne doit pas y avoir « tu fais ci, tu fais ça,
19:25parce que t'es un garçon, parce que t'es une fille. »
19:27Vous avez choisi l'histoire pour ne surtout pas parler de vous,
19:31mais le concept de l'émission,
19:32c'est aussi d'aller un peu chercher des choses
19:35dans la vie personnelle de notre invité.
19:37Je vais donc un tout petit peu décrire votre passé.
19:39Vous êtes née à Paris, dans une famille plutôt bourgeoise,
19:42vous l'avez dit.
19:43Votre père gagnait sa vie en étant grossiste dans le sentier.
19:46Il vendait des articles de cuir.
19:48Il avait combattu au front pendant la Première Guerre mondiale.
19:50Il en était revenu assez désabusé.
19:52Un père moderne, sportif, fantaisiste et anticonformiste
19:56qui me traitait comme le garçon
19:58qu'il aurait sans doute voulu avoir, dites-vous.
20:00Votre père a tout fait
20:02pour que vous soyez une femme libre et indépendante.
20:05Peut-être que ça l'aurait fait rire,
20:07mais est-ce qu'il n'était pas très féministe, votre père ?
20:09Je pense que le mot « féministe » l'aurait fait rire,
20:13parce que, de toute façon, il détestait les mots en « ism »
20:17et « ism », il n'aimait pas ça du tout.
20:19Mais, sur le fond, il l'était absolument.
20:22Absolument.
20:24Il me trouvait même, parfois, un petit peu timoré.
20:29Il me disait, mais vas-y, vas-y.
20:31Quand je lui ai dit que je ferais de l'histoire,
20:34il m'a dit, mais comment tu vas gagner ta vie ?
20:38Je lui ai dit, bah, je sais pas.
20:40Tu vas être professeur.
20:41Oui, vas-y, tu ferais mieux de faire ta médecine.
20:44Donc, il me donnait des modèles
20:47qui, au fond, n'étaient pas conformes
20:49à ceux qui dominaient encore après la Deuxième Guerre.
20:54Mes études, c'est les années 50, disons, à peu près.
20:58Un petit peu avant même.
21:00Voilà, alors, c'est formidable d'avoir un père comme ça.
21:04Votre mère, dans tout ça,
21:05n'était-elle pas aussi féministe ?
21:07Elle avait été scandalisée lorsque le père Léonce de Grandmaison
21:10de votre établissement catholique affirmait
21:13qu'une femme devait être levée la première et couchée la dernière.
21:16Il y avait un terreau favorable au féminisme
21:19dans votre entourage parental.
21:21Oui, tout à fait.
21:22Ma mère avait perdu sa maman à elle très jeune.
21:26Elle s'était retrouvée à 17 ans
21:28à gérer le foyer de son père avec deux frères,
21:31un aîné qui marchait très bien
21:33et un petit frère qui était tout à fait turbulent.
21:36Donc, il fallait qu'elle s'occupe de tout ça.
21:38Et elle avait dû renoncer à ce qu'elle voulait faire, elle,
21:42qui avait été une élève du lycée Fennelon.
21:45C'était un des premiers lycées de filles qui avaient été créés,
21:48donc elle avait vraiment été dans une éducation républicaine
21:52et affranchie, et elle voulait faire des études de dessin.
21:55Elle était très douée.
21:57Elle a dû y renoncer.
21:58Par conséquent, elle aussi, elle comprenait
22:01ce que ça voulait dire que d'être une fille.
22:04Et donc, elle me poussait aussi.
22:07Mais elle avait toujours un petit peu peur
22:11que je perde ma féminité.
22:13Ça, c'était le petit bémol par rapport à mon père.
22:16Mon père me disait, vas-y, vas-y,
22:18et puis lui, il s'en fichait que j'ai un modèle
22:20peut-être un petit peu plus masculin, peut-être.
22:23Ma mère...
22:25Attention, il faut...
22:27À quoi pensait-elle ? Les cheveux, le look ?
22:30Oui, tu coupes tes cheveux trop courts, tu vois.
22:33À l'allure de celle que vous êtes aujourd'hui,
22:36quel conseil donneriez-vous à la petite fille que vous étiez ?
22:40Qu'est-ce que vous lui diriez avant qu'elle ne se lance dans la vie ?
22:43À la petite fille que j'étais ?
22:46Je pense que la petite fille que j'étais,
22:48la jeune fille que j'étais,
22:49aurait pu être encore plus hardie qu'elle l'a été.
22:52Je pense que...
22:54À certains moments, je pense que j'ai été, en effet, un petit peu timorée,
22:59que me pesaient encore sur les épaules
23:02des relents, si vous voulez,
23:06d'une éducation un peu trop traditionnelle.
23:09Pas mes parents. Mes parents étaient formidables.
23:11Mais j'avais été dans une institution religieuse
23:15pour jeunes filles de bonne famille,
23:18et là, je pense que j'aurais pu aller plus vite
23:21dans mon évolution.
23:23Michel Perrault, on va passer à la séquence photo.
23:29J'ai plusieurs photos à vous présenter.
23:31La première, la voici. Je vais la décrire.
23:33Ce sont les universités américaines qui ont été dans la tourmente.
23:37Ce mouvement de colère contre la guerre que mène Israël
23:40contre le Hamas à Gaza.
23:42Mouvement qui a donné lieu à des dérapages antisémites.
23:44On a eu des mouvements similaires en France, notamment à Sciences Po.
23:47C'est pas un avis que vous avez déjà donné sur le conflit que je vous demande,
23:51mais peut-être un avis sur le monde universitaire.
23:54Avez-vous été surprise par cette tourmente
23:56qu'ont traversé les universités aux Etats-Unis et en France ?
24:00Oui, un peu.
24:02Un peu tout de même,
24:04parce que je pensais qu'on avait des instruments critiques
24:10pour se situer mieux.
24:12J'étais un petit peu surpris.
24:14Notamment, ce qui me surprend beaucoup, c'est l'antisémitisme.
24:18Il me semble qu'après ce que nous avons vécu,
24:21qui est le drame majeur du XXe siècle,
24:24l'antisémitisme est impossible.
24:27C'est pas possible, ça.
24:29Par conséquent, ça, je ne peux pas l'admettre,
24:32je ne peux pas l'approuver.
24:34Vous avez été surprise qu'il touche l'université ?
24:35Oui, j'ai été surprise qu'il touche l'université, absolument.
24:39Donc pour vous, l'antisémitisme n'est pas résiduel,
24:41comme l'ont dit certains responsables politiques ?
24:43Non, je ne pense pas que l'antisémitisme soit résiduel.
24:47Je pense que c'est encore une grande réalité d'aujourd'hui,
24:50malheureusement, et en France, là, c'est en dernier.
24:54Ce sont quand même multipliés les actes antisémites.
24:59C'est incroyable.
25:00Une deuxième photo à vous présenter, Michel Perrault.
25:03La surpopulation carcérale, c'est une photo de prison.
25:05La surpopulation carcérale qui continue de battre des records.
25:08Chaque mois, les chiffres tombent.
25:10Près de 80 000 personnes incarcérées,
25:11un taux d'occupation de 200 % dans certaines prisons.
25:16Vous êtes aussi une grande spécialiste du système carcéral.
25:19Quel regard vous portez sur ces chiffres ?
25:21Ce sont des chiffres effrayants.
25:25Effrayants.
25:27Les prisons, j'ai eu la chance de travailler
25:29avec Michel Foucault et Robert Badinter,
25:32que je voudrais saluer ici, le grand Robert Badinter,
25:36dont c'était un souci important.
25:38Il savait qu'ayant supprimé la peine de mort,
25:42il allait y avoir nécessairement
25:44une hausse de la population carcérale,
25:46car les magistrats condamneraient, évidemment, davantage.
25:50Et ça a été un drame pour lui
25:52de voir qu'en effet, on voyait monter le chiffre des prisons.
25:57Donc, ce chiffre est insupportable.
26:00Les prisons ne réintègrent pas les gens.
26:05Au contraire, elles les acculent à la récidive.
26:10Les prisons, aujourd'hui, sont une source de récidive.
26:14Par conséquent, on ne peut pas admettre ce système.
26:18C'est pas possible.
26:19J'ai une dernière question en lien avec le lieu où nous sommes.
26:23Nous sommes entourés de 4 statuts qui représentent chacune une vertu.
26:26Il y a la sagesse, la prudence, la justice et l'éloquence.
26:31Laquelle de ces vertus avez-vous envie de défendre aujourd'hui ?
26:34Laquelle vous caractérise-vous ? Celle qui vous porte ?
26:37Pourquoi pas l'éloquence ?
26:39Ah, l'éloquence !
26:41Les autres vertus sont des vertus bien sages.
26:45Prudence, tempérance...
26:48Sagesse.
26:49L'éloquence...
26:51C'est pas que j'ai envie de parler tellement,
26:53mais ça veut dire espace public.
26:57Donc, revendiquer une parole dans l'espace public
27:01a toujours été difficile pour les femmes.
27:04Donc, je soutiendrai cette ambition dont vous êtes,
27:08Jérémie, une représentante.
27:10Merci beaucoup.
27:11On s'arrêtera sur ce mot, éloquence.
27:13Merci d'avoir été notre invitée,
27:16de venir ici au Sénat, au Dôme tournant.
27:18Merci infiniment.
27:19Émission à retrouver sur notre plateforme publicsenat.fr
27:23en replay et en podcast, vous le savez maintenant.
27:26Merci, à très vite sur Public Sénat.
27:38Sous-titrage ST' 501

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