Alors que nous n'avons pas connu de guerre directe sur notre sol depuis la Libération, voilà que l'aggravation de la situation en Ukraine et l'engagement de plus en plus marqué des Européens dans le conflit fait craindre son retour.
Menace réelle ou fantasme. Et d'ailleurs serions-nous prêts matériellement et spirituellement ?
Année de Production : 2023
Menace réelle ou fantasme. Et d'ailleurs serions-nous prêts matériellement et spirituellement ?
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00:14 – Bonsoir et bienvenue dans "Élémentaire",
00:16 l'émission de Public Sénat qui cherche à donner
00:18 de la profondeur de champ aux éléments de l'actualité.
00:21 Serais-je le seul lâche sur la terre,
00:23 perdu parmi deux millions de fous héroïques ?
00:26 On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté,
00:29 à présent j'étais pris dans cette fuite en masse
00:31 vers le meurtre en commun, vers le feu,
00:33 ça venait des profondeurs et c'était arrivé.
00:36 Vous aurez reconnu "Le voyage au bout de la nuit",
00:38 Céline, auteure hautement controversée
00:41 mais qui est sans doute l'un de ceux qui a le mieux rendu compte
00:44 de l'horreur de la guerre moderne.
00:46 Eh bien tout cela nous paraissait presque paléontologique,
00:50 la guerre n'avait plus de réalité pour nous sur le vieux continent
00:55 depuis 80 ans qui nous paraissait des siècles.
00:58 80 ans, 60 ans si on compte les guerres coloniales
01:01 mais ces guerres coloniales étaient lointaines,
01:02 elles n'étaient pas sur notre propre sol.
01:04 Et voilà que tout à coup la guerre ressurgit en Ukraine,
01:07 à 1500 kilomètres de nos portes,
01:10 et voilà qu'une formule du président de la République
01:13 sur l'engagement possible de nos troupes dans le conflit
01:19 ravive l'idée que la guerre serait de nouveau possible.
01:24 Et que ce spectre tout à coup revient nous hanter.
01:27 Alors nous allons revenir sur ces éléments
01:30 qui sont à certains égards inouïs
01:32 dans cette émission que nous avons intitulée
01:34 "Europe, la guerre qui vient ?"
01:36 avec un point d'interrogation évidemment.
01:38 Et pour nous aider à y voir plus clair,
01:40 Stéphane-Audouin Rousseau, bonsoir.
01:43 - Bonsoir.
01:44 - Qui est l'historien de la Grande Guerre avec un grand L.
01:49 Vous êtes directeur d'études à l'École des Hautes Études,
01:51 à l'EHESS, vous êtes président de l'Historial de la Grande Guerre
01:55 et vous publiez aux belles lettres
01:57 "La part d'ombre, le risque oublié de la guerre".
02:00 Et puis avec Elie Tenenbaum, bonsoir.
02:03 - Bonsoir.
02:03 - Vous êtes historien vous aussi,
02:05 mais vous avez en quelque sorte défroqué.
02:07 Vous êtes maintenant un chercheur spécialiste
02:10 des questions de sécurité
02:12 et vous dirigez le centre des études de sécurité
02:15 de l'Institut français des relations internationales.
02:19 Ce que nous allons d'abord essayer de voir,
02:21 c'est quelle est la réalité de ce danger de la guerre.
02:24 Nous allons essayer de réfléchir aussi à son acceptabilité sociale,
02:29 et puis nous allons nous interroger sur les étapes à venir.
02:33 Mais commençons tout d'abord, Elie Tenenbaum, avec vous,
02:36 si vous le voulez bien.
02:37 Nous vivions dans l'idée, depuis qu'existent les armes nucléaires,
02:41 depuis qu'existe l'équilibre de la terreur,
02:43 depuis qu'existe ce qu'on a appelé la destruction mutuelle assurée,
02:47 que tout cela interdisait la confrontation directe
02:51 entre deux puissances qui disposaient de l'arme atomique.
02:54 C'est faux ?
02:56 Ce n'est pas tout à fait juste, en tout cas.
02:58 La dissuasion, en tout cas telle qu'elle est pensée en France
03:02 et dans une large mesure en Russie également,
03:05 n'a jamais empêché la guerre,
03:08 ni même la guerre directe entre deux puissances.
03:10 Elle vise à protéger les intérêts vitaux,
03:14 définis de manière floue et ambiguë,
03:17 on en reparlera peut-être,
03:18 par le seul président de la République,
03:20 contre une menace étatique directe.
03:23 Ces intérêts vitaux, aujourd'hui,
03:25 n'ont pas été menacés directement par la Russie.
03:30 On estime que les intérêts vitaux de la Russie
03:32 n'ont pas été menacés directement par la France
03:35 ou par tout autre État occidentaux ou autre.
03:40 Et donc finalement la dissuasion, elle a tenu.
03:41 Et de fait, l'emploi d'armes nucléaires n'a pas eu lieu,
03:47 que ce soit aujourd'hui ou que ce soit depuis
03:50 les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki.
03:54 Donc ce n'est pas un échec de la dissuasion
03:56 et aujourd'hui tout nous porte à croire
03:58 que cette mécanique de la dissuasion nucléaire,
04:01 elle fonctionne très bien,
04:02 que Vladimir Poutine la connaît lui-même très bien
04:05 et on le voit dans l'écart qui existe
04:08 entre la rhétorique nucléaire,
04:10 qui est là pour faire peur et qui fait peur,
04:12 évidemment, employée, brandie par le pouvoir russe
04:16 et encore plus par un certain nombre de relais télévisuels
04:20 qui peuvent donner une forme des fois presque grotesque
04:24 à cette menace,
04:26 et la réalité de la posture nucléaire,
04:28 c'est-à-dire le déploiement de missiles,
04:30 l'attitude des forces, etc.
04:32 J'entends bien, mais quand le président de la République
04:35 parle de la possibilité d'un engagement des troupes
04:41 sur le théâtre d'opérations ukrainiens,
04:44 même si bien sûr il réactive la vieille formule latine,
04:50 "si vui spasem para bellum",
04:52 si tu veux la paix, prépare la guerre,
04:54 mais en même temps, en faisant ça,
04:56 en essayant de rendre crédible le risque
05:00 pour dissuader l'ennemi d'agir plus avant,
05:03 il ouvre la possibilité d'une escalade,
05:07 d'une entrée dans le conflit.
05:09 – Alors d'abord, ce qui a été dit concrètement,
05:12 c'est que l'option ne devait pas être exclue en dynamique,
05:17 dans la dynamique des conflits,
05:19 mais il a été aussi dit que ce n'était pas
05:21 ce qui était prévu pour l'instant,
05:23 donc le déploiement de troupes n'était pas quelque chose
05:26 qui était prévu, mais ça ne devait pas être exclu.
05:28 Donc souvent on exagère en disant "il a parlé du déploiement".
05:32 Ensuite, il y a évidemment ce terme du mot "troupe"
05:35 qui convoque un imaginaire particulier,
05:38 on en parlera peut-être avec Stéphane Odonzo,
05:42 mais concrètement, ce qui a été discuté
05:45 entre les pays européens,
05:47 puisque ça s'est passé dans le contexte
05:49 de la Conférence de Paris avec d'autres alliés européens,
05:53 l'emploi de troupes combattantes n'était en fait pas sur la table,
05:57 on parle notamment de formation,
05:59 on forme aujourd'hui les Ukrainiens en France, en Pologne,
06:04 en Allemagne on pourrait les former là-bas,
06:06 on parle de maintenance,
06:08 on parle en fait d'activité militaire sur le terrain ukrainien.
06:12 Ensuite, l'escalade,
06:14 à qui aurait la responsabilité cette escalade ?
06:18 Celui qui déciderait de les frapper, de les viser directement.
06:22 Mais on pourrait, et même si cela devait arriver,
06:26 rien ne dit qu'une confrontation,
06:29 et encore une fois, on est à deux étapes de cette confrontation.
06:33 – Une confrontation conventionnelle
06:36 entraînerait nécessairement une montée aux extrêmes.
06:38 – Une montée aux extrêmes,
06:39 ou même au-delà du territoire ukrainien,
06:40 dans la mesure où les intérêts, bien compris aujourd'hui,
06:43 des uns et des autres, des belligérants,
06:45 ne les amèneraient pas forcément à cet engrenage qui fait peur à tout le monde.
06:50 Je ne dis pas qu'il ne faut pas l'avoir en tête,
06:52 tous les belligérants l'ont en tête aujourd'hui.
06:54 – Ça fait venir une question immédiate d'ailleurs,
06:56 qui n'a pas manqué de se poser,
06:58 qui est, en pensant à l'étrange défaite de Marc Bloch,
07:02 qui montrait comment la France avait été si peu préparée à la guerre,
07:06 et comment elle avait essuyé la défaite de Carente,
07:09 une fois qu'on se dit, il faut qu'on soit crédible,
07:11 il faut qu'on soit capable de, la question surgit immédiatement,
07:15 est-ce que matériellement,
07:17 cette guerre qui nous paraissait si lointaine,
07:20 est-ce que matériellement nous serions prêts, nous, à y faire face ?
07:23 Est-ce que nous avons les moyens d'y faire face ?
07:26 – Les moyens, tout dépend de comment on qualifie ces moyens.
07:29 Les moyens économiques, évidemment, l'Europe, l'Union Européenne,
07:34 et sans même parler des pays de l'OTAN dans leur totalité,
07:38 ont aujourd'hui une puissance économique
07:40 qui est sans commune mesure avec la Russie.
07:44 Simplement, on est aujourd'hui au terme de 30 années de déflation militaire
07:49 et d'un sous-investissement militaire systématique.
07:53 Comme disait un général américain,
07:56 vous partez en guerre avec l'armée que vous avez,
07:58 pas avec celle que vous auriez pu avoir
08:00 si les investissements avaient été à la hauteur de ses ambitions.
08:06 Sur le plan militaire, évidemment, les choses sont très différentes
08:08 selon que vous pouvez inclure les Américains ou pas.
08:11 Et aujourd'hui, on a quand même une alliance qui est transatlantique
08:13 avec les débats qu'on connaît et les interrogations légitimes
08:19 sur la nature de cette solidarité, mais aujourd'hui, elle existe.
08:23 Maintenant, si vous voulez pousser encore plus loin l'hypothèse négative
08:27 en imaginant l'Europe seule face à la Russie,
08:31 évidemment, il y a un certain nombre de trous capacitaires,
08:34 de choses qui manquent, mais il y a aussi des points forts
08:37 qui ne sont pas ceux de la Russie.
08:39 Je pense à la dimension navale, je pense à la dimension aérienne.
08:41 Donc, les choses ne sont pas simples.
08:43 Et ensuite, il faut dire dans quel scénario.
08:45 Est-ce qu'on cherche à défendre le territoire européen ?
08:48 Et les Ukrainiens seuls ont montré qu'ils étaient capables
08:50 de défendre une grande partie de leur territoire face à l'invasion russe.
08:54 Est-ce qu'on est dans une logique de reconquérir du territoire qui est perdu ?
08:58 Et là, on a vu que les choses étaient beaucoup plus difficiles
08:59 et la contre-offensive ukrainienne de cet été l'a démontré.
09:02 – Ça me permet un enchaînement naturel.
09:06 Et je vais me tourner vers Stéphane Oduin-Rouzeau
09:08 parce qu'il y a la préparation matérielle,
09:11 mais il y a aussi la préparation spirituelle, la préparation morale.
09:16 Quand on analyse les sondages d'opinion sur le consentement à la guerre,
09:22 il s'est littéralement effondré.
09:24 Et notamment dans notre pays, les sondages montrent que 70 à 80% des Français
09:29 sont contre un engagement pour l'Ukraine.
09:31 Est-ce que c'est simplement l'effet d'Hans Sieg,
09:33 comme on disait à la veille de la guerre,
09:35 nous n'allons pas mourir pour autrui ?
09:37 Est-ce que ce consentement est lié à l'Ukraine ?
09:40 – Bon, en histoire, parfois, la comparaison n'est pas raison.
09:44 Méfions-nous effectivement de ces comparaisons avec les années 30
09:47 qui sont évidemment quelque chose de sommaire,
09:50 pas forcément absolument inexact,
09:53 mais enfin sommaire et peut-être même dangereux.
09:57 Je crois qu'effectivement, quand vous dites préparation spirituelle,
10:01 je serais tenté de parler plutôt de préparation morale et culturelle,
10:05 mais enfin on voit bien de quoi nous parlons.
10:09 Ça fait tout de même maintenant, disons 80 ans,
10:14 que nous avons, nous les Européens et les Français,
10:18 peut-être plus particulièrement depuis la fin de la guerre d'Algérie en 62,
10:21 qui était la dernière grande mobilisation d'un contingent,
10:25 nous avons exclu la guerre du champ des possibles,
10:29 enfin du champ de nos possibles,
10:31 parce que bien entendu, dans les opérations extérieures,
10:35 la guerre a été portée, et la France en a porté beaucoup,
10:40 avec d'ailleurs souvent une grande compétence technique,
10:43 mais la guerre qui appartenait, qui faisait partie de l'horizon d'attente
10:50 de chaque génération depuis le 19e siècle,
10:53 nous l'avons exclue du champ des possibles.
10:56 En fait, nous avons dans une certaine mesure,
10:58 réalisé à travers l'Union Européenne,
11:00 on pourrait le voir comme ça,
11:02 le vieux rêve des républicains libéraux du milieu du 19e,
11:08 qui déjà s'interrogeaient dans des congrès très importants,
11:12 et qui ont été oubliés aujourd'hui,
11:14 au temps de quelqu'un comme Victor Hugo par exemple,
11:16 sur comment est-ce qu'on pouvait exclure la guerre des relations normales,
11:22 donc des relations normales entre États.
11:25 Nous vivons de cela profondément,
11:30 et en tant qu'enseignant d'histoire, je trouve étonnant,
11:33 nous avons énormément enseigné la guerre au lycée, à l'université,
11:37 mais on l'enseigne aussi dans le roman,
11:39 on l'enseigne dans la cinématographie,
11:43 enfin la guerre est constamment présente autour de nous,
11:45 mais nous l'avons "enseignée" comme si jamais
11:49 elle ne pouvait de nouveau nous frapper directement.
11:52 C'est ça, je crois, qui est la caractéristique d'une société,
11:55 et la guerre du 24 février n'a rien changé,
11:58 au contraire sans doute d'ailleurs à cette configuration.
12:01 – Mais est-ce que vous pensez que c'est parce que nos sociétés consuméristes,
12:09 nos sociétés individualistes, nos sociétés thanatophobes,
12:15 enfin qui ont la phobie de la mort,
12:17 est-ce que c'est structurellement l'évolution,
12:20 l'accomplissement de la société individuelle
12:22 qui rend inimaginable le sacrifice auquel les générations précédentes
12:27 dans des configurations beaucoup plus collectives étaient prêtes ?
12:32 Est-ce que ça exclut définitivement cette possibilité ?
12:37 Est-ce que le comportement par exemple des Ukrainiens
12:40 serait inimaginable pour nous aujourd'hui ?
12:42 – C'est une question qu'on m'a posée souvent en tant qu'historien de la Grande Guerre,
12:45 qui est un moment évidemment un sommet de la mobilisation,
12:50 une mobilisation sociétale, dans le cas français,
12:52 mais également allemand ou britannique,
12:55 on m'a dit "mais est-ce qu'on pourrait le refaire ?
12:57 Et est-ce que la société française pourrait supporter une mobilisation
13:03 et un consentement comme a été le consentement de la société ukrainienne
13:09 depuis le 24 février 2022 ?
13:11 Je pense qu'on ne peut pas répondre à cette question.
13:13 Je pense qu'on ne peut pas répondre à cette question parce que la guerre,
13:17 quand elle est là, quand le temps de la guerre s'impose à une société,
13:20 la société change et elle change de manière
13:24 qui n'est pas forcément directement prévisible.
13:25 Après tout, avant 14,
13:31 il ne manquait pas de bons esprits en France pour considérer que jamais
13:35 la société française ne pourrait tolérer une guerre majeure contre l'Allemagne
13:44 et l'armée elle-même prévoyait une masse considérable de réfractaires, etc.
13:49 Il n'y en a pratiquement pas eu.
13:52 La réponse sociétale de la France à l'été 14 a stupéfié
13:58 notamment les milieux nationalistes qui étaient persuadés
14:00 que justement déjà l'individualisme, le consumérisme,
14:03 la perte des valeurs traditionnelles, etc.
14:05 faisait que de toute façon la France s'effondrerait.
14:07 Elle ne s'est pas effondrée.
14:09 Et donc je me méfie énormément, je me méfie énormément
14:12 de cette forme de pessimisme un peu dépréciateur.
14:17 C'est normal qu'on se pose cette question
14:20 mais je pense, personnellement, je pense qu'on ne peut pas y répondre.
14:23 Les sondages dont vous parlez ne donnent une indication que de temps de paix
14:27 et non pas une indication de temps de guerre.
14:29 Mais par ailleurs, est-ce que vous pensez, à la lumière de l'histoire là encore,
14:32 que nos structures de gouvernance, la façon dont a évolué
14:37 notre système démocratique, disons vers une démocratie d'opinion
14:43 avec le rôle de l'information, de la télévision, d'Internet,
14:47 cette espèce de plébiscite sondagé de chaque instant
14:51 qui est une énorme différence par rapport aux modalités de gouvernance
14:54 d'il y a 80 ans et pour ne pas parler de la guerre 14,
14:57 est-ce que ça n'est pas un handicap énorme dans la conduite de la guerre ?
15:01 Là aussi, je me méfie un peu parce que votre idée,
15:04 pareil, c'est une idée de bon sens, effectivement,
15:07 c'est une forme de démobilisation politique,
15:10 notamment en cas de rencontre avec l'événement guerrier.
15:15 Mais ce n'est pas nouveau ce reproche que se font les démocraties à elles-mêmes
15:21 et que parfois les régimes autoritaires ont fait aux démocraties
15:24 "nous ne sommes pas capables de la guerre en raison de notre système politique"
15:30 ou bien "vous n'êtes pas capables de la guerre,
15:31 vous ne ferez pas le poids contre nous".
15:35 Je me méfie, là encore, je pense que la réponse pessimiste,
15:42 une réponse négative est trop simple.
15:45 On pourrait supposer effectivement qu'une société comme la société française
15:48 qui rencontrerait la guerre puisse s'effondrer à la fois socialement,
15:52 politiquement, culturellement, mais l'inverse me paraît tout aussi possible.
15:57 – Est-ce que la guerre hybride, "a little and boom",
16:00 c'est-à-dire un mélange non pas d'affrontements traditionnels
16:04 mais une multiplication de formes, je ne sais pas quoi,
16:06 la guerre, le terrorisme, les cyber-affrontements,
16:13 est-ce que ça, ce n'est pas la forme que prend pour les démocraties,
16:18 compte tenu des difficultés qu'on a évoquées, l'affrontement pour elles ?
16:21 Est-ce que ce n'est pas comme ça que désormais elles géreront la conflictualité ?
16:27 – Je pense que ce n'est pas un "ou", c'est un "et",
16:29 c'est-à-dire que la guerre hybride, comme vous l'appelez,
16:32 comme elle est effectivement, c'est une terminologie un petit peu débattue,
16:38 que moi je ne reprends pas forcément à mon compte,
16:40 parce qu'on est hybride, c'est un mélange entre deux choses,
16:43 et en fait au départ le terme de "guerre hybride"
16:45 c'était un mélange entre les moyens conventionnels et des moyens irréguliers,
16:49 et puis aujourd'hui c'est surtout employé pour désigner
16:53 ce que un certain nombre de stratèges pendant la guerre froide
16:55 appelaient la stratégie indirecte,
16:57 c'est-à-dire sous le seuil de l'agression armée,
17:00 ça passe par la propagande, par ce que certains appellent la guerre informationnelle,
17:04 aujourd'hui le cyber, le sabotage, les opérations clandestines,
17:07 tout un tas de choses.
17:09 Cette guerre hybride, comme vous dites, on l'a déjà,
17:13 elle est menée aujourd'hui sur le sol français,
17:17 les attaques… – Plutôt à notre détriment.
17:19 – À notre détriment, absolument.
17:21 – Est-ce que nous maîtrisons l'art de cette guerre-là ?
17:25 – Difficilement, parce que nous sommes des démocraties,
17:29 parce que nous avons un minimum de transparence qui est exigée
17:34 à raison du pouvoir exécutif,
17:38 et le Sénat en a sa part, mais la presse, la société civile aussi,
17:43 et que si vous avez un appareil clandestin massif
17:47 qui est là pour inonder les adversaires,
17:49 en général ça va se savoir,
17:51 et puis c'est considéré comme être des formes d'ingérence
17:54 qui sont contraires à nos valeurs,
17:55 pour autant il y a des activités,
17:58 il y a toujours eu une part d'ombre des activités de l'État
18:05 qui permettent de faire un certain nombre de choses,
18:07 mais ce n'est pas fondamentalement l'outil préféré des démocraties libérales
18:14 que de faire de l'ingérence chez ses adversaires.
18:17 En revanche, elle le subit, elle doit apprendre à le contrer,
18:23 pour le contrer ça passe par des instruments de l'État,
18:27 mais aussi par une prise de conscience sociale
18:30 et une forme de résilience aussi, c'est un vaste sujet,
18:34 et qui n'est pas à nouveau Marc Bloch que vous avez cité tout à l'heure,
18:40 écrivait sur les fausses nouvelles de la guerre,
18:42 déjà pendant la Grande Guerre,
18:45 c'est une problématique qui s'est développée,
18:48 qui s'est accrue,
18:50 - Elle est dépechée, sinon on monte encore.
18:51 - Absolument, et qui s'est démultipliée dans l'espace informationnel,
18:57 l'infosphère qu'on connaît aujourd'hui, le cyberespace,
19:00 cette manière que les réseaux sociaux ont de combiner la masse
19:06 avec la personnalisation à partir des données utilisateurs,
19:11 donc il y a tout un tas de défis qui sont les défis de notre âge numérique,
19:15 mais qui ne sont pas spécifiques,
19:18 après sur lequel aujourd'hui on est plus sur une forme de défensive,
19:22 même s'il y a des outils qui existent pour porter le doute chez l'adversaire,
19:28 et ça a été fait pendant la guerre froide,
19:29 je pense que ça pourrait l'être fait aujourd'hui
19:31 de manière à la fois raisonnée et raisonnable.
19:35 - On a l'impression d'ailleurs que ce doute se traduit notamment
19:40 dans le champ politique,
19:42 et ça m'intéresse d'avoir l'avis de l'historien par comparaison
19:47 avec ce qui se passait par exemple en 14,
19:50 c'est vrai que quand on voit les forces politiques dans l'univers français,
19:53 on voit que pour aller vite, l'extrême droite n'est pas sans complaisance
19:58 à l'égard de la Russie, et que l'extrême gauche elle,
20:02 a de la sympathie pour les alliés de la dite Russie dans les pays du Sud,
20:07 le Hamas, l'Iran,
20:09 donc on a l'impression qu'il y a quand même un front,
20:11 même si le vote de ces dernières heures a montré l'inverse,
20:15 mais on a quand même l'impression qu'il y a un front politique
20:18 qui est assez fortement teinté de tentations pacifistes.
20:22 - Oui, ce qui n'est pas très étonnant,
20:24 effectivement ce qui est certain,
20:25 c'est que nous ne sommes pas dans une situation d'union sacrée,
20:29 et c'est assez, comme l'union sacrée c'est un terme,
20:32 une grande invention sémantique du président Poincaré,
20:35 le 4 août 14,
20:37 une invention tellement remarquable d'ailleurs,
20:41 que le terme reste opérant encore aujourd'hui,
20:44 tout le monde comprend de quoi il retourne,
20:46 et bien nous n'en avons pas,
20:49 devant la guerre d'Ukraine,
20:51 pas plus d'ailleurs que dans la guerre effectivement,
20:54 donc au proche Moyen-Orient, dans le cas de Gaza,
20:58 mais pour une raison me semble-t-il, pour une raison simple,
21:01 c'est que pour l'instant, la France n'a pas à se défendre,
21:06 et donc naturelle, n'a pas à se défendre,
21:09 comme elle a eu à le faire, après le 1er août 14,
21:13 et donc ça crée une différence considérable
21:17 en termes de cohésion politique,
21:21 il reste de la marge en quelque sorte,
21:27 pour le débat politique,
21:29 pour les oppositions dont vous parlez,
21:33 les choses là encore seraient fort différentes,
21:36 si on se retrouvait,
21:37 et après il faut espérer que ça n'arrivera pas,
21:39 mais ça pourrait arriver,
21:41 je ne sais pas ce qu'en pense Elie Teddenbaum,
21:42 mais nous ne sommes pas à l'abri d'une dégradation de la situation,
21:49 et à ce moment-là, la question du champ politique
21:54 se poserait de manière tout à fait différente,
21:56 à partir du moment où le pays serait menacé de manière directe,
22:01 à ce moment-là, il me semble que des réflexes plus profonds
22:07 pourraient se manifester,
22:10 exactement comme ils se sont manifestés à l'été 14,
22:13 où les leaders du mouvement ouvrier
22:18 avaient bien prévu évidemment de ne pas se plier
22:22 à une mobilisation générale dans une guerre impérialiste,
22:24 en quelques minutes, ils ont changé d'avis.
22:28 – Je voudrais pour terminer, vous posez l'un et l'autre,
22:31 puisque vous êtes historien, l'un en action et l'autre de formation,
22:36 la question suivante, parce qu'elle a traversé aussi les débats,
22:40 est-ce que, là encore à la lumière des événements passés,
22:43 est-ce qu'on est dans une situation du type 14,
22:48 c'est-à-dire le risque d'être entraîné par le jeu des alliances
22:54 dans un conflit à partir d'un enjeu local,
22:58 dans un conflit qui n'était pas nécessairement voulu,
23:01 ou bien est-ce qu'on est dans une situation de type 38,
23:05 le risque pour préserver la guerre,
23:08 d'accepter des compromis qui finalement l'entraînent,
23:14 ou bien est-ce qu'on n'est absolument dans aucune situation de tout cela,
23:18 et dans une situation inédite ?
23:19 On va commencer par vous.
23:21 – La question est évidemment extrêmement difficile, là encore,
23:24 parce que les leçons de l'histoire,
23:28 tous les historiens savent qu'il n'y en a pas,
23:32 et qu'elles peuvent être extraordinairement trompeuses,
23:34 comme Paul Valéry le disait dans "L'Entre-deux-guerres",
23:38 en créant des fausses ressemblances qui nous induisent en fait en erreur.
23:48 Néanmoins, je me sens,
23:52 ça n'interdit pas, une fois qu'on a pris ces précautions,
23:54 ça n'interdit pas d'essayer, on peut réfléchir,
23:57 on peut même jouer un peu, si tant est que ce soit très amusant,
24:03 jouer un peu avec des événements du passé
24:06 pour essayer de mieux se saisir de notre présent.
24:10 Que se passe-t-il dans notre présent en ce moment ?
24:12 C'est très difficile de le dire,
24:13 nous croyons que nous le savons,
24:14 mais en réalité nous ne le comprendrons que plus tard.
24:17 Que se passe-t-il ?
24:18 C'est une grande question d'histoire,
24:19 une grande question de science sociale.
24:22 Il me semble quand même que là,
24:25 une certaine forme de proximité avec les années 30,
24:28 effectivement, est plus pertinente à réfléchir
24:35 qu'une situation type été 14,
24:39 avec effectivement un mécanisme d'alliance
24:41 et des grandes puissances qui s'apprêtent à l'été 14,
24:47 donc à s'affronter.
24:49 Il me semble qu'on n'est pas dans ces enjeux.
24:51 En revanche, la pression morale et politique
24:56 qu'exerce la Russie sur nos sociétés,
24:58 avec l'anxiété que ça provoque chez nous,
25:02 les tentations de résistance ou tentations de l'appeasement,
25:08 comme on le disait dans les années 30,
25:10 je ne pense pas du tout qu'on soit à la veille de Munich,
25:13 mais il me semble tout de même que des réflexes collectifs
25:22 ou individuels assez proches de ceux de la seconde moitié des années 30
25:27 se manifestent effectivement dans notre société.
25:30 Une fois qu'on a dit cela,
25:31 je ne crois pas qu'on peut aller beaucoup plus loin,
25:33 mais ce n'est peut-être pas la vie d'Eli Teddenboe.
25:35 - Est-ce que vous ne pouvez me répondre qu'en un mot ?
25:37 C'est beaucoup, mais…
25:38 - En un mot ? Non, je suis d'accord avec Stéphane Odonoso.
25:42 Je pense qu'on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.
25:45 Ce qui est intéressant derrière votre question,
25:48 c'est finalement que l'histoire est omniprésente à l'esprit des dirigeants.
25:54 Vladimir Poutine parle d'histoire en permanence.
25:57 Les décideurs en France, les parlementaires convoquent cette histoire.
26:02 Le simple fait de la convoquer, finalement,
26:04 rend caduque l'idée même qu'elle puisse se répéter.
26:09 - Merci. J'espère que nous n'aurons pas à connaître de lâches soulagement,
26:13 comme disait Léon Blum après Munich,
26:15 mais qu'on ne connaîtront pas la guerre non plus.
26:16 Cette émission s'achève.
26:18 Merci Stéphane Odonoso, dont je rappelle le dernier livre,
26:22 La part d'ombre.
26:23 Et merci Eli Teddenboe de nous avoir aidés l'un et l'autre à y voir plus clair.
26:29 Merci à vous qui nous avez écoutés, suivis.
26:32 Et vous pouvez revoir cette émission sur le site publicsenat.fr.
26:37 Moi, je vous dis à la prochaine.
26:39 Je veux dire évidemment à la prochaine émission d'Ellémentaires.
26:42 Bonsoir.
26:44 [Musique]